Retrouver nos sens : Devenir jardinier.e planétaire

Futurs possibles

J’ai immigré du Canada à Grenade, en Espagne, en 2013. Je connaissais et aimais la ville de Grenade. J’ai décidé de vivre l’expérience d’immigrer dans le sud de l’Espagne en tant que femme, dans la trentaine, titulaire d’un doctorat et d’une expérience professionnelle universitaire. L’Institut de Développement Régional de l’Université de Grenade m’a accueillie comme chercheure invitée. La directrice de l’époque m’a proposé une liste de collègues universitaires qui partageaient mes intérêts de recherche. Un mois après mon arrivée, j’ai rencontré un militant et professeur d’histoire de l’art qui travaille sur les paysages ruraux et leur protection. Je lui ai expliqué que j’avais vu plusieurs terrains (mon idée initiale était d’acheter un lopin de terre et devenir permacultrice) mais qu’en tant que Canadienne, il me manquait des arbres, un petit boisé. Les terrains que j’avais visité en étaient dénués. C’est à ce moment-là que le sort fut lancé. Il m’a répondu que j’aimerais peut-être un endroit appelé ‘Jesús del Valle’. Les projets concernant la propriété étaient en suspens depuis un certain temps, mais il pensait que je pourrais être la bonne personne pour faire avancer les choses. Cinq jours plus tard, le 1er décembre 2013, en fin d’après-midi, alors que le soleil avait quitté la vallée mais illuminait toujours les sommets enneigés de la Sierra Nevada, j’ai vu le domaine jésuite et le paysage qui l’entoure.

J’avais l’impression d’être dans un vortex où tourbillonnaient autour de moi les propriétaires terriens du passé : Al-Andalus, l’émirat de Grenade, les jésuites, les aristocrates, les fascistes, encore les aristocrates, les entrepreneurs immobiliers… J’en suis revenue transformée, possédée par l’idée que je devrais concentrer mes énergies au service de la redynamisation du lieu, creuset de bonnes pratiques qui maintenaient ce paysage agroforestier sous le signe de l’abondance depuis plus de mille ans. Je me suis mise à courir après Goliath.

Passé au présent

Localisation : Europe du Sud, Andalousie, province de Grenade, 2,000 hectares de terres agricoles, municipalité de Grenade, appelée ‘la vallée de la rivière Darro’. Dans cette vallée se trouve une ferme jésuite des XVIe et XVIIe siècles, avec 400 hectares de terrain (communément connue sous le nom de Jesús del Valle), qui respire le potentiel. Il s’agit d’une propriété privée en ruine. La propriété est évaluée à environ 2,1 millions d’euros pour le terrain et 120,000 euros pour les bâtiments.

Exposons d’abord les aspects contraignants (propriété privée, politique, économie, modèle hégémonique) qui inhibent l’émergence de la potentialité. Le propriétaire de la propriété est un homme d’affaires-constructeur-propriétaire immobilier qui possède deux entreprises de construction et immobilières (traçables). En 2023, particulier et entreprises avaient une dette de 11,8 millions[1] d’euros auprès du fisc espagnol pour corruption et blanchiment d’argent. J’ai rencontré le propriétaire José Ávila Rojas début 2016 et il demandait 20 millions d’euros pour la propriété de 400 hectares, y compris la ferme en ruine. Le contrat de vente qu’il m’a proposé de signer était illégal. Ávila Rojas possède la plupart des terres de la vallée du Darro.

Il a acheté ces parcelles pour presque rien dans les années 1980 dans le but d’urbaniser toute la vallée. Les terres de la vallée du Darro sont enregistrées comme rustiques[2], mais l’enregistrement peut changer si les circonstances sont réunies (hommes politiques véreux et promoteurs immobiliers sans scrupules). Actuellement, Ávila Rojas est coincé avec ses propriétés car toute vente sera portée à la connaissance de ses créanciers.

La solution juridique est l’expropriation forcée de la propriété. La ferme jésuite est classée bien patrimonial depuis 2005, ce qui rend les gouvernements locaux et régionaux responsables de sa protection et de son entretien et leur donne le pouvoir d’exproprier le propriétaire défaillant. Malheureusement, aucun membre du spectre politique n’est disposé à procéder à l’expropriation car ils.elles prétendent qu’ils.elles n’ont pas l’argent nécessaire pour entretenir la ferme jésuite en cas d’expropriation. Ils.elles pourraient lancer un concours public pour des propositions de projets conformes à l’agenda 2030 de l’ONU. Une motion qui dit précisément cela, rédigée par mes collaborateur.trices et moi-même, a été ratifiée par la majorité des partis politiques fin 2016 en séance plénière du conseil municipal.

Pour mettre en œuvre un projet qui adhère à l’agenda 2030 de l’ONU et respecte les règles des biens patrimoniaux, environ 25 millions d’euros sont nécessaires. Localement, au niveau de la ville, de la province, de la région autonome, du pays, je n’ai pas pu attirer ou accéder au type d’investisseur.ses intéressés par l’économie circulaire, un modèle de justice sociale d’un projet autopoïétique[3]. Au contraire, comme le montre la section suivante, actuellement dans le sud de l’Espagne, les projets qui attirent les investisseur.ses sont les monocultures agro-industrielles néolibérales massives, où 90 % de la récolte est exportée hors de l’Espagne. Ils.elles ont recours à une main-d’œuvre temporaire bon marché, composée en grande partie de migrant.es, car les locaux ne sont pas intéressés par les conditions de travail exécrables. Ce modèle extractif ne nécessite qu’un investissement à court terme, suffisant pour absorber toutes les énergies de l’écosystème déjà dégradé et laisser derrière lui un désert, lorsqu’il n’y a plus d’eau.

Strawberry Fields Forever : une récolte humaine

Propriétaire corporatif

En 2023, en Europe, le nombre de conglomérats qui achètent de vastes étendues de terrain augmente. Le problème réside dans le fait que, d’une part, l’Union européenne et les Nations Unies prônent une agriculture familiale durable[4], tandis que d’autre part, la Politique agricole commune (PAC), avant la réforme prévue – pas encore implantée – pour la période 2023-2027[5], soutient la productivité à tout prix. Ces positions opposées ont envoyé des messages contradictoires et aucune politique agricole commune solide pour l’agriculture à petite et moyenne échelle n’en a émergé. Actuellement, plus on possède, en termes d’hectares de terre, plus la.e propriétaire reçoit de subventions publiques. La journaliste Lucile Leclair[6] a donné l’exemple de l’entreprise française Euricom qui possède 1,300 hectares de terres agricoles en France. Dans le cadre du financement de la PAC, Euricom a reçu 680,000 € en 2020, alors que le financement moyen par exploitation (avec beaucoup moins d’hectares) est de 30,000 €. En France, 10 % des terres appartiennent à des entreprises agroalimentaires, alors qu’elles atteignent 20 % dans la communauté autonome d’Andalousie en Espagne. Cette évolution va à l’encontre d’une agriculture familiale durable, où les agriculteur.trices deviennent, comme sous le féodalisme du Moyen Âge, les ouvrier.es de grands propriétaires terriens, rompant le lien entre l’être humain et la terre. Les propriétaires fonciers, avec leurs vastes étendues de terres, ont perdu de vue l’exigence d’humilité qui caractérise le métier d’agriculteur.trice ou de jardinier.e, car la relation humaine avec le sol cultivé est une relation d’interdépendance. L’humilité vient du mot latin humilitas, nom apparenté à l’adjectif humilis, qui peut être traduit par humble, mais aussi par enraciné, ou de la terre, puisqu’il dérive de humus (terre) [7]. Les comportements et le modèle de gestion de ces propriétaires de conglomérats ont rompu la relation entre l’être humain et l’humus, ainsi que le soin et le respect de l’un et de l’autre. En voici un exemple patent en Andalousie.

Strawberry Fields Forever : une récolte humaine

Un programme bilatéral lancé en 2001 par l’Espagne et le Maroc attire des milliers de Marocain.es dans la province andalouse de Huelva, jusqu’à neuf mois par an, pour travailler principalement à la récolte des fraises. Ce programme a été reconduit auprès de 16,000 travailleur.ses marocain.es pour le calendrier des récoltes 2022-2023 sous le nom ironique de ‘programme de migration circulaire’[8]. Pour garantir le retour des travailleuses participantes, des femmes entre 25 et 45 ans sont embauchées, avec des enfants qui attendent au Maroc. Le système gouvernemental lie contractuellement la travailleuse à un.e employeur.e qui implique une autorisation officielle pour changer d’emploi, ce qui rend la mobilité professionnelle presque impossible en cas de situations abusives[9]. Avec un chômage en Andalousie d’environ 18 % en 2023, on se demande pourquoi les nationaux n’occupent pas ces emplois. Certaines des raisons de ce manque d’intérêt ressortent des informations sur les conditions de travail des travailleuses marocaines, fournies par l’organisation Ethical Consumer[10]. Précisons au passage que l’organisation est basée au Royaume-Uni où 60 % des fraises importées durant l’hiver proviennent de la province de Huelva. Les conditions de travail ont été observées et décrites comme suit : (i) une rémunération économique souvent inférieure au salaire minimum, (ii) le non-paiement systématique des heures supplémentaires, (iii) des passeports ou des salaires retenus par le contremaître pour maintenir les travailleuses sous menace, et même pour forcer ces femmes à avoir des relations sexuelles. Concernant les conditions de vie, des milliers de personnes vivent à côté des tunnels à fraises, dans des cabanes construites avec des matériaux recyclés provenant de serres, sans installations sanitaires de base, sans eau courante ni électricité. Le ministère espagnol du Travail a mené des inspections et infligé des amendes de 1,6 million d’euros, mais cela dérange-t-il vraiment les conglomérats agroalimentaires qui ont gagné 310 millions d’euros en 2022 grâce à leurs ventes au Royaume-Uni ?

Réflexion

Utilisons une lentille multidimensionnelle pour voir comment cet aspect de complexité permet à des couches plus subtiles du modèle actuel de production alimentaire de remonter à la surface.

Première dimension : les conditions de travail des travailleuses agricoles migrantes.

Les données actuelles montrent que, dans le cas des mères immigrées marocaines en Espagne, la possibilité de revenir chaque année pour gagner de l’argent pour leur famille (elles ont moins de chances de trouver au Maroc un emploi correspondant au salaire qu’elles gagnent en Espagne) est suffisante pour les convaincre de se soumettre au régime de travail intensif et les conditions du contrat. La plupart utilisent cet argent pour construire une maison au Maroc[11]. Travailler dans les champs de fraises est ‘le moins pire du pire’, le ‘moins pire’ signifiant être considérée comme une main-d’œuvre étrangère bon marché et infrahumanisée[12].

Deuxième dimension : le choix du consommateur.

L’organisation Ethical Consumer du Royaume-Uni souligne le manque de droits du travail et de renforcement juridique de la part du gouvernement espagnol dans le secteur agro-industriel de la production de fraises, en particulier dans la province andalouse de Huelva. En 2019, le Royaume-Uni a produit un chiffre record de 124,500 tonnes de fraises[13]. La fraise est un fruit des saisons printemps-été. Une consommation locale et saisonnière impliquerait un changement de comportement des consommateur.trices en arrêtant de manger des fraises toute l’année et en atteignant ainsi les besoins de consommation nationale avec leur propre production.

Troisième dimension : la monoculture intensive.

En 2019, 6,095 hectares[14] ont été consacrés à la culture de fraises dans la province de Huelva. Les fraises ont besoin d’environ 5 cm d’arrosage quotidien pendant la saison de fructification. À court, moyen et long terme, la culture des fraises consomme beaucoup d’énergie non durable.

Quatrième dimension : le climat semi-aride.

75 % du territoire espagnol est en voie de désertification, la région andalouse étant en tête. La guerre pour l’eau a commencé dans la province de Huelva à propos de l’irrigation des fraises, en détournant et en drainant l’eau du parc naturel de Doñana (130,000 hectares), l’une des zones humides les plus importantes d’Europe, vers les champs de fraises. Actuellement, l’industrie du dessalement de l’eau de mer, une autre activité non durable et gourmande en énergie, est en plein essor, même si le sous-produit, la saumure, pollue les aquifères.

Voici les cartes sur la table concernant l’agro-industrie de la fraise dans le sud de l’Europe, en Andalousie : a) travailleuses agricoles migrantes dans des conditions d’esclavage moderne, b) désertification des sols par des monocultures non durables et énergivores tout au long de l’année, c) drainage des eaux du parc naturel de Doñana qui s’ajoute aux pressions actuelles sur la biodiversité, d) destination d’environ 90 % des fraises de Huelva pour l’exportation sur de longues distances dépendante de l’énergie fossile, e) le dessalement de l’eau de mer n’est pas une solution durable . Est-ce là la main de cinq cartes que nous ont laissé 3,000 ans d’agriculture ?

Projection utopique

Un potentiel ne préexiste pas à son émergence. S’il n’apparaît pas, c’est qu’il n’était pas vraiment là. S’il émerge, c’est qu’il vient tout juste d’arriver. Le flou est la manière dont le potentiel se présente dans le déploiement de l’expérience. Le degré de flou correspond à la marge d’incertitude de la situation. Le vague est la nouveauté, la ‘suite’ de ce qui sera encore – mais qui déjà est, puisqu’en cours. C’est la différence dans le processus de répétition[15].

Devenir jardinier.e planétaire

Trevor Goward, un lichénologue autodidacte vivant en Colombie-Britannique, au Canada, a proposé le concept d’émergence après avoir observé et étudié le lichen. Le lichen est l’émergence ; le résultat de la symbiose entre, par exemple, l’algue et le champignon. Il présente des caractéristiques que l’on ne retrouve pas dans chacun des organismes d’origine. L’émergence, c’est lorsque quelque chose devient plus que la somme de ses parties[16].

Lorsque j’ai lu ces lignes pour la première fois, j’ai immédiatement pensé à la relation entre les humains. Je cherchais un concept pour exprimer ce que je ressentais à propos de l’amitié, de l’amour et, plus récemment, des non-humains, et comment il n’y a pas de relation sans l’apparition de quelque chose autre. Nous entrons en relation pour créer, pour devenir quelque chose de plus ensemble. L’avenir du. de la jardinier.e planétaire est lié à l’émergence issue de ses interactions avec les humains et les non-humains. Le devenir a à voir avec l’action, avec la survenance d’un événement, d’une rencontre. Le devenir n’a besoin d’un contexte historique que pour lui tourner le dos et commencer à créer quelque chose de nouveau. L’actuel n’est pas ce que nous sommes, mais ce que nous sommes en train de devenir, c’est-à-dire autre[17]. Devenir femme, migrante, jardinière planétaire, plante, pollinisatrice, compost, humus. Le devenir est un mouvement interne et externe vers soi et vers l’autre.

Un exemple à la fois de devenir et d’émergence entre humains et non-humains se déploie magnifiquement dans les mots de Gilles Clément. Les plantes voyagent. Les herbes surtout. En moissonnant les nuages, on serait surpris de récolter d’impondérables semences mêlées de lœss, poussières fertiles. Dans le ciel déjà se dessinent d’imprévisibles paysages. Tout convient au transport, des courants marins aux semelles des chaussures. L’essentiel du voyage revient aux animaux. La nature affrète les oiseaux consommateurs de baies, les fourmis jardinières, les moutons calmes, subversifs, dont la toison contient des champs et des champs de graines. Et puis l’homme. Animal agité en mouvements incessants, libre échangeur de la diversité. Passager de la Terre, entremetteur privilégié de mariages inattendus, acteur direct et indirect du vagabondage, vagabond lui-même[18].

En ce sens, nous sommes tou.tes des jardinier.es planétaires avec différents degrés de conscience de soi et de responsabilité. Cependant, il ne suffit plus de semer les graines logées par inadvertance sous la semelle de sa chaussure. Chaque jardinier.e a la responsabilité de chercher à se former pour comprendre et savoir comment soutenir concrètement son écosystème local. Le rôle du.de la jardinier.e planétaire est singulier, minoritaire et universel. Minorité, au sens deleuzien de minorité en tant que groupe, aussi nombreuse soit-elle, qui s’éloigne du modèle majoritaire-hégémonique et de domination.

L’interpénétration constante entre tous les êtres vivants et la métamorphose qui en résulte est une idée qui fait progressivement son chemin vers les cultures majoritaires. Cependant, cette vision du monde fait depuis longtemps partie des cultures des Premières Nations de la planète Terre. La conscience de son rôle en tant qu’être humain dans un écosystème donné est accrue grâce à nos sens. Une règle du concept de complexité d’Edgar Morin est que l’observateur.trice/concepteur.e doit s’intégrer dans son observation et sa conception. L’observateur.trice/concepteur.e doit essayer de concevoir son auto-éco-organisation de ‘l’ici et maintenant’. La sensibilité par la vue, le toucher, l’odorat, le goût, l’attention est le chemin de l’ici et maintenant. L’être humain a également besoin d’empathie et d’affection envers les humains et les non-humains. L’affect est en quelque sorte l’opposé d’un concept. Un concept donne un ordre ou une direction à notre pensée. L’affect, au contraire, est le pouvoir d’interrompre la synthèse et l’ordre[19], le pouvoir d’émergence minoritaire du jardinier.e planétaire.

Le potentiel de la Ferme des Possibles

J’ai choisi l’exemple de la monoculture de fraises pour illustrer comment la majorité des conglomérats agroalimentaires gèrent le modèle de production alimentaire actuel et pour exposer en quoi il constitue une menace pour les personnes, la terre, l’approvisionnement en eau et la souveraineté alimentaire locale. Cet exemple est à côté de là où se situe mon projet de vie. La localité est l’endroit où le caractère unique est observé. Le local et le singulier s’articulent avec l’Universel, qui est constitué par toutes les relations entre les espèces animales – y compris les humains – et les plantes que l’on retrouve dans une parcelle de l’écosystème planétaire. Pour conclure, j’expliquerai brièvement comment des concepts tels que l’émergence, le devenir, la minorité, la complexité ont façonné ma pensée et mon affect, ma sensibilité, me permettant de visualiser des actions conformes à ma boussole morale, englobant le bien-être humain et non-humain.

Dans cette projection utopique, le programme bilatéral de migration circulaire du gouvernement hispano-marocain est un programme d’éducation intégrale global où les apprenti.es de tous âges et lieux de naissance sont invité.es à apprendre, à travers des pratiques permaculturelles (agriculture permanente, culture permanente), des techniques pour créer ou entretenir des écosystèmes fonctionnels. À la Ferme des Possibles, les mots paysan et agriculteur[20] se fusionne avec le mot jardinier qui devient le rôle planétaire le plus important qu’un être humain puisse jouer.

Les conditions de travail sont décentes et diversifiées. Une fois la formation initiale terminée, le.la jardinier.e se voit proposer une sélection de villes rurales parmi lesquelles choisir pour y installer son domicile. Ces villages font partie d’un programme de revitalisation rurale dans lequel la nationalité est accordée à toute personne souhaitant participer activement à la création, à la gestion et à la gouvernance d’une auto-éco-organisation locale ; un écosystème autonome. À travers le prisme de la complexité d’Edgar Morin, l’autonomie est définie comme un système fermé et ouvert. Un système de travail a besoin d’énergies renouvelées provenant de l’environnement, établissant une interdépendance entre la finitude des ressources de l’environnement et l’individu qui les prend et les restitue. Pendant ce temps, le système est fermé pour préserver son individualité et son originalité.

Selon les mots de Morin, il faut être dépendant pour être autonome. Chez Goward, un lichen réagit à ce qui se passe autour de lui, et sa réponse est son action. Il en va de même pour le monde des vivants.

Cette dépendance environnementale signifie la revitalisation constante des sols par la création et le maintien d’un écosystème fonctionnel, qui se nourrit de diversité et produit la matière organique nécessaire à son renouvellement. Pour que cela se réalise, le modèle agricole doit devenir un écosystème agro-forestier. Dans cet écosystème, la productivité est calculée par le nombre d’individus pouvant être nourris, maintenant ainsi la fonctionnalité de l’écosystème. Avec 300 hectares en production de cultures diversifiées, la Ferme des Possibles nourrirait 246,430 personnes[21]. La taille de la ville de Grenade sans la zone métropolitaine. Concernant le transport de nourriture, la Ferme est située à cinq kilomètres du centre-ville. En ce qui a trait à l’eau, la sélection des plantes s’appuie sur un climat semi-aride et des techniques de permaculture résistantes à la sécheresse, où cinq sources d’eau font partie du design : pluie, puit, étang, ruissellement de surface, collecte du toit, fossés et mouvements de terrain, pour recharger l’aquifère comme les bermes et la hugelkulture (création d’une planche permanente de culture avec des bûches pourries et des restes de plantes en son centre), gestion des eaux grises, traitement des eaux noires, identification et traitement des déchets, planification du compost. La Ferme est autosuffisante en énergie (éolienne, énergie solaire).

Le programme d’éducation intégrale de la Ferme des Possibles est défini comme l’apprentissage d’expériences pratiques significatives issues de disciplines intellectuelles et de connaissances pratiques pour développer une communauté où le tissu des solidarités sociales humaines et non-humaines est réactivé. Les valeurs de l’éducation intégrale sont l’égalité, la coopération, l’autonomie, l’interdépendance, le partage, la frugalité et l’autonomie individuelle et collective. La Ferme des Possibles servira de lieu d’apprentissage transdisciplinaire et collaboratif et transmettra aux participant.es de tous âges le potentiel de l’auto-éco-organisation communautaire. Le.la jardinier.e planétaire travaille en soutenant la fonctionnalité d’un écosystème ouvert et fermé où il.elle apporte unicité et originalité, tout en contribuant à la bonne gestion de la finitude de nos ressources planétaires.

Dans cette utopie, les futur.es habitant.es de l’Espagne rurale revitalisée sont en partie des immigrant.es climatiques pour qui l’Andalousie et l’Espagne deviendraient un lieu de vie accueillant, éducatif et intégrateur.

Références

[1] José Ávila Rojas

[2] Les terrains rustiques ne sont pas zonés à des fins résidentielles, mais sont zonés pour l’agriculture, la foresterie, les réserves naturelles, les plaines inondables, etc.

[3] La notion d’autopoïèse est au centre d’un changement de regard sur les phénomènes biologiques : elle envisage les mécanismes d’autoproduction comme la clé pour comprendre à la fois la diversité et la singularité des êtres vivants. Varela, Francisco J. 1981. Autonomy and Autopoiesis. In Roth G. & Schwegler H. (eds.) Self-Organizing Systems: An Interdisciplinary Approach. Campus Verlag: Frankfurt/New York. pp. 14–24.

[4] International Year of Family Farming (IYFF) 2014

[5] La PAC reformée a comme objectif : 1) Fournir un soutien plus ciblé aux petites exploitations. 2) Améliorer la contribution de l’agriculture aux objectifs environnementaux et climatiques de l’UE. 3) Permettre une plus grande flexibilité aux États membres pour adapter leurs mesures aux conditions locales.

[6] Leclair, L. 2022. Février. La agroindustria se traga la tierra. De la granja familiar a la empresa internacional. Le Monde Diplomatique. pp. 20-21.

[7] https://www.etymonline.com/word/humility

[8] Programa de migración circular del Ministerio de Inclusión

[9] Ce système est comparable à celui qui existe aux États-Unis pour les travailleur.ses agricoles d’Amérique centrale.

[10] Ethical consumer since 1989

[11] Au total, elles ont mené des entretiens avec huit travailleuses migrantes du Maroc. Mannon, Susan, Petrzelka, Peggy, Glass, Christy, Radel, Claudia. 2012. Keeping Them in Their Place: Migrant Women Workers in Spain’s Strawberry Industry. International Journal of Sociology of Agriculture and Food. 19.

Cependant, d’autres recherches sur la migration circulaire de la main-d’œuvre agricole, telles que i) Rye, Johan Fredrik, Andrzejewska, Joanna. 2010. The structural disempowerment of Eastern European migrant farm workers in Norwegian agriculture. Journal of Rural Studies. 26. pp. 41-51. ii) Luque-Ribelles, Violeta, Palacios-Gálvez, María Soledad, Morales-Marente, Elena. 2018. How women migrants cope with their labour experience: The case of Eastern European women working on strawberry farms in Spain. Psychological Thought. 11:2. pp. 174–194 et iii) La communication personnelle avec le professeur Virginia Paloma vont dans le même sens.

[12] Des recherches supplémentaires doivent être menées dans le pays d’origine (afin d’alléger la pression d’être interviewée à la ferme) des femmes migrantes circulaires sur une longue période pour documenter ce qui les pousse à s’inscrire, à revenir chaque année, quel est l’écart salarial, comment ils investissent l’argent, comment le statut de la femme change, les relations entre les sexes, la maternité dans le pays d’origine, quelles sont les conséquences psychologiques et physiques, comment cela affecte-t-il la prochaine génération (les enfants des femmes) et plus de recherche-action pour participer un changement radical du scénario actuel.

[13] The European market potential for strawberries

[14] Total area of strawberry cultivation in Huelva: 6,095 hectares (15,052 acres)

[15] Massumi, Brian. 2002. Parables for the Virtual: Movement, Affect, Sensation. Durham-N.C.: Duke University Press.

[16] https://blogs.scientificamerican.com/observations/what-lichens-can-teach-us/

[17] Deleuze, Gilles & Guattari, Félix. 1991. What is Philosophy?. Columbia University Press.

[18] Clément, Gilles, 2022. Éloge des vagabondes. Herbes, arbres et fleurs à la conquête du monde. Paris : Éditions Robert Laffont.

[19] Colebrook, Claire. 2002. Gilles Deleuze. New York: Routledge.

[20] Agriculteur.trice : personne se consacrant à l’agriculture et élevant des organismes vivants pour se nourrir ou comme matières premières. Le terme s’applique généralement aux personnes qui pratiquent une combinaison d’agriculture en maraîchage, de vergers, de vignes, de volaille ou d’autres animaux d’élevage. Un.e agriculteur.trice peut posséder des terres agricoles ou travailler comme ouvrier.e sur des terres appartenant à d’autres.

Paysan.ne : Membre d’une classe de personnes, comme en Europe, en Asie et en Amérique latine, qui sont de petit.es agriculteur.trices ou des ouvrier.es agricoles de rang social bas.

Producteur.trice : Personne ou entreprise qui cultive des plantes, des fruits ou des légumes pour les vendre.

Jardinier.e : Personne qui entretient et cultive un jardin comme passe-temps ou pour gagner sa vie.

[21] Il est possible de produire environ 200 paniers de fruits et légumes bio de saison par hectare de terre. Un panier bio nourrit deux adultes et deux enfants. A voir à la p. 30 de Fortier, Jean-Martin. 2012. Le Jardinier-Maraîcher. Manuel d’agriculture biologique sur petite surface. Écosociété: Montréal.

© Essai Natasha Prévost

© Illustrations Mar Giménez